Lorsque l’Europe prend la parole pour évoquer ses relations avec les Etats-Unis, il est souvent question de valeurs communes comme la liberté, la démocratie ou encore le respect des lois et des droits individuels. Bien entendu, il s’agit là d’un langage diplomatique, une sorte d’idéal à atteindre, mais qu’advient-il concrètement quand la réalité des faits contredit ce généreux message ?

A l’été 2013, Edward Snowden révélait au monde entier l’étendue de l’espionnage d’une agence militaire américaine au nom méconnu : la National Security Agency (NSA). Celle-ci aurait mis sur écoute tant ses alliés que ses ennemis géopolitiques, et se serait introduite dans la vie privée de simples citoyens et dans celle d’institutions et représentants officiels de l’autorité (par exemple, en interceptant les communications téléphoniques de la Chancelière allemande Angela Merkel). Face à ce viol flagrant des libertés fondamentales censées unir l’Europe et les Etats-Unis, quelle est la réaction des autorités européennes ? Nous allons voir ici ce qu’il en est pour le programme sécuritaire transatlantique ; et nous examinerons dans une prochaine Brève ce qu’il en est pour les négociations visant à créer un marché transatlantique.

Rappel du cadre sécuritaire transatlantique

Il faut savoir que l’Europe et les Etats-Unis ont noué de nombreuses formes de coopérations militaires et sécuritaires. L’OTAN, à cet égard, ne constitue qu’une pièce d’un vaste puzzle constitué d’accords permettant notamment à des forces de l’ordre américaines de venir travailler sur le sol européen, ou encore d’extrader rapidement vers les Etats-Unis des personnes recherchées par les autorités américaines. L’Europe s’est également engagée à transférer de nombreuses données vers les Etats-Unis, notamment les données financières Swift (qui détaillent les mouvements des comptes bancaires). Officiellement, toutes ces coopérations sécuritaires sont faites au nom de la lutte contre le terrorisme, et sont encadrées de garde-fous empêchant un usage abusif (comme le fichage des gens sur base de leurs opinions politiques, par exemple).

Cependant, ces garde-fous sont sujets à caution. Premièrement, l’histoire a maintes fois prouvé que les services secrets n’hésitent pas à transgresser (souvent avec l’appui tacite des gouvernements) le cadre légal censé les gouverner. Le dernier exemple en date est précisément l’affaire d’espionnage de la NSA et… l’intervention des services secrets britanniques pour détruire les informations transmises par Edward Snowden au journal The Guardian. Deuxièmement, le degré de protection de la vie privée aux Etats-Unis n’est pas aussi développé que celui en usage sur le sol européen (a fortiori lorsqu’il s’agit de traiter des informations relatives à des personnes non américaines). Enfin, nombre de législations sécuritaires transatlantiques ont été adoptées dans un contexte où les libertés fondamentales semblaient accessoires en regard des impératifs de lutte contre le terrorisme. Un terrorisme dont la définition légale est si large qu’elle inclut, en Europe, la simple distribution de tracts dans le champ des activités potentiellement criminelles, et confère aux autorités le pouvoir de distinguer - parmi les activités contestataires - celles qui relèvent de la démocratie de celles qui s’apparentent à du terrorisme[1].

Le Parlement européen prend ses responsabilités

C’est dans ce contexte qu’est intervenu, le 23 octobre dernier, un débat important au Parlement européen. S’inquiétant des nombreuses révélations de la presse, et craignant plus particulièrement que des données financières Swift aient été obtenues par les Etats-Unis grâce à des moyens illégaux, les députés européens ont discuté de l’attitude à tenir sur cet accord d’échanges de données financières avec les Etats-Unis.

La critique la plus vive est venue des rangs de la Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique (GUE/NGL), le groupe rassemblant les partis dits de « gauche radicale ». Estimant disproportionnée la panoplie des moyens sécuritaires déployée dans le cadre de la lutte anti-terroriste, et jugeant les libertés fondamentales insuffisamment protégées, le groupe de la Gauche Unitaire Européenne estimait que les Etats-Unis avaient enfreint l’accord Swift d’échanges de données financières, ce qui le rendait caduque. Ce groupe politique réclamait notamment une enquête technique (au sein des serveurs Swift), menée par une équipe indépendante, afin de faire toute la lumière sur les ingérences américaines dans nos libertés fondamentales.

A l’opposé de ce point de vue, on trouvait le groupe politique le plus important du Parlement européen : le Parti Populaire Européen (PPE), de tendance démocrate-chrétienne, où l’on trouve pêle-mêle des partis comme le CDH belge ou l’UMP français.

Pour ce groupe politique, maintenir un arsenal sécuritaire transatlantique est une priorité, toute faille dans le dispositif étant susceptible d’entraîner des attentats terroristes. Le PPE proposait alors de maintenir intégralement les collaborations sécuritaires avec les Etats-Unis, tout en chargeant la Commission européenne d’évaluer si les Etats-Unis avaient (ou non) enfreint les accords d’échanges de données financières avec leurs alliés européens.

Entre ces deux bords de l’éventail, les groupes socialistes (S&D), libéraux (ADLE) et écologistes (Verts/ALE) optaient, avec des nuances diverses, pour un discours musclé à l’égard des Etats-Unis trop peu soucieux de respecter les libertés fondamentales des citoyens européens. Au cours du débat, ces trois groupes politiques ont fusionné leurs propositions respectives pour déposer une résolution commune appelant à :

  • confier au Centre de lutte contre la cybercriminalité d’Europol (la force de police européenne) l’enquête au sujet des intrusions américaines dans les serveurs Swift ;
  • impliquer la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen dans les recherches menées à ce sujet,
  • arrêter provisoirement tous les échanges de données financières avec les Etats-Unis, et ne les reprendre qu’au terme de négociations visant à protéger plus sérieusement le droit à la vie privée.

Cette résolution a finalement été adoptée par 280 voix pour, 254 voix contre et 30 abstentions. Tandis que le groupe de la Gauche Unitaire Européenne (GUE/NGL) s’est majoritairement joint aux groupes socialistes, libéraux et écologistes qui avaient déposé la motion, les partisans d’un statu quo dans les relations sécuritaires transatlantiques provenaient massivement du PPE (démocrates-chrétiens), des Conservateurs et Réformistes Européens (où l’on retrouve notamment le Parti Conservateur britannique) et du (mal-nommé) groupe Europe libertés démocratie (où l’on retrouve des partisans du repli sur soi comme la Ligue du Nord italienne ou le Mouvement pour la France de Philippe de Villiers).

La Commission agit comme bon lui semble

C’est donc à une courte majorité que le Parlement européen a décidé de frapper du poing sur la table, en réclamant un gel temporaire du programme de surveillance et de financement du terrorisme grâce auquel les Etats-Unis obtiennent de l’Europe, de façon légale, de nombreuses données financières.

Cependant, les échanges de données avec les Etats-Unis n’en ont pas pour autant été suspendus : bien qu’élus par la population, les députés européens n’ont pas le pouvoir de décision en cette matière. Lequel est entre les mains des gouvernements nationaux et de la Commission européenne.

Or, cette dernière se veut rassurante : la situation est sous contrôle et les Etats-Unis sont nos amis. Certes, des progrès pour protéger la vie privée doivent être faits, et ils seront l’objet de négociations avec les autorités américaines… qu’on peut croire sur parole quand ils affirment n’avoir violé aucun accord d’échange de données avec l’Europe[2].

Autant dire que la Commission européenne décide de mettre en pratique le point de vue (pourtant minoritaire) du PPE : elle maintient toutes les formes de coopérations sécuritaires avec les Etats-Unis, et offre aux populations européennes (dont le droit à la vie privée n’est pas garanti) de belles promesses… qui ressemblent étrangement à celles faites, par le passé, au moment de nouer les accords de coopération sécuritaire avec les Etats-Unis. Autant dire qu’il n’y a rien de changé sous le ciel transatlantique, où notre droit à la vie privée ressemble à une spéculation sur le degré de confiance qu’on peut accorder (ou non) aux autorités européennes et américaines…


[1] Les Ligues des Droits de l’Homme suivent de près les dérives liberticides de ces législations, et l’on trouvera sur le site de plus amples informations à ce sujet. 

[2] On pourra retrouver la teneur de ce discours dans deux communiqués de presse daté du 27 novembre 2013, et référencés IP/13/1160 & IP/13/1166.